L’IA et la bataille invisible de la langue

Alix PONCET
6 min readFeb 9, 2025

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Déjeuner à Montréal à l’invitation du Premier ministre Justin Trudeau lors de la visite d’État du président Emmanuel Macron, aux côtés de Yoshua Bengio, Valérie Pisano, Yann LeCun, Martin Kon, Julien Billot, Serge Godin, Hélène Desmarais, Roland Lescure, Stephen Toope, et Giuliano da Empoli.

Depuis qu’Alan Turing s’interrogeait, en 1950, sur la capacité d’une machine à « penser », l’intelligence artificielle (IA) est passée du statut de curiosité scientifique à celui de technologie omniprésente. Définie comme l’ensemble des méthodes visant à faire exécuter par des machines des tâches requérant habituellement l’intelligence humaine (perception, raisonnement, prise de décision…), elle constitue un levier majeur de transformation de nos sociétés. Parmi les évolutions les plus notables figure l’IA dite « générative », qui repose sur des modèles algorithmiques sophistiqués, souvent fondés sur des réseaux neuronaux profonds, et qui permet de produire textes, images, musique ou encore vidéos à partir de données préexistantes.

Cette capacité de création pose la question de la frontière entre l’humain et la machine. Le test de Turing, proposé en 1950, offre un cadre conceptuel pertinent : si, au cours d’une conversation, un humain ne peut plus distinguer son interlocuteur d’une IA, alors celle-ci est considérée comme « pensante ». Grâce à leur réalisme, les modèles les plus récents semblent déjà frôler ce seuil, voire même le dépasser. Cette évolution bouleverse notre compréhension de l’intelligence, longtemps perçue comme l’apanage de l’humain. Les scénarios de science-fiction — comme ceux d’Ex Machina d’Alex Garland — ne relèvent plus seulement de l’imaginaire : l’autonomie apparente d’une IA devient une réalité tangible.

L’essor de ces technologies s’est opéré dans un contexte où l’anglais domine près de la moitié des contenus en ligne, laissant au français quelque 5 % d’espace. Cette asymétrie profite aux grands acteurs américains et diffuse, sous une apparente neutralité algorithmique, des normes et des valeurs enracinées dans un univers culturel anglophone. Ainsi s’exerce un soft power d’un nouveau genre, conforme au concept développé par Joseph Nye : une capacité de séduction et d’influence non coercitive, véhiculant une certaine vision du monde par le prisme de l’IA. Même si cette influence n’est pas toujours explicitement souhaitée par les géants de la tech, elle excède tout ce qu’avaient pu envisager, par exemple, Allen Dulles ou Edward Bernays, pionnier de la propagande moderne.

Dans ce panorama, la diversité linguistique subit une pression d’homogénéisation. Le français, riche de sa tradition philosophique, politique et littéraire, risque d’être marginalisé. Or la langue française est la langue de la diplomatie, celle des Lumières, des Droits de l’Homme, et de penseurs comme Descartes, Rousseau ou Montesquieu. Sa vitalité dépasse la seule dimension culturelle : elle porte un héritage critique et un esprit de débat essentiel au pluralisme. La question devient alors : qui détient le pouvoir de « dire qui nous sommes », pour reprendre la notion de « souveraineté narrative » de Raphaël Llorca ? Les IA prédominantes, fondées sur d’immenses corpus anglophones, pourraient imposer un modèle unique de pensée, au détriment de la diversité des langues et des cultures.

Cette dynamique n’est pas sans répercussions éthiques. Les biais algorithmiques, dus à la surreprésentation de l’anglais, peuvent conduire à une forme d’« anglocentrisme » qui façonne nos modes de raisonnement. Les travaux de Safiya Umoja Noble ont montré que la sous-représentation de certaines communautés dans les corpus de données renforce des stéréotypes. S’il est question de protéger la « liberté cognitive » ou le « droit à l’autodétermination mentale » à l’ère numérique, il faut veiller à la diversité des points de vue dans les corpus d’apprentissage. Le risque est qu’une standardisation intellectuelle et culturelle finisse par appauvrir le débat démocratique.

À mesure que l’IA gagne en puissance, son rôle dans la fabrique de l’opinion et de l’information appelle une gouvernance adaptée. Les campagnes de désinformation recourant à l’IA générative, notamment autour du conflit en Ukraine ou lors de certains scrutins, illustrent combien ces technologies peuvent manipuler les perceptions collectives. Bruno Patino, dans ses travaux sur l’« infobésité », souligne à quel point l’abondance informationnelle érode la capacité critique, tandis que David Colon pointe le rôle de l’IA comme amplificateur des logiques propagandistes. Il ne s’agit donc plus seulement de savoir comment réguler l’IA, mais de déterminer quels acteurs — États, organisations multilatérales, entreprises — doivent être mobilisés et selon quels principes de transparence et de souveraineté.

Le Sommet pour l’Action sur l’IA, prévu à Paris en février 2025, devra mettre ces questions au premier plan. Il est plus que jamais nécessaire de définir un cadre de coopération international qui concilie, d’une part, l’innovation technologique et, d’autre part, la préservation de la diversité culturelle et linguistique. Dans cette perspective, les pays francophones, de la même manière qu’ils envisagent des alliances économiques communes, gagneraient à œuvrer conjointement pour consolider leur position dans le domaine de l’IA. Le salon technologique européen VivaTech, organisé à Paris, ayant pour pays hôte le Canada cette année, constitue à cet égard une opportunité supplémentaire. La France pourrait aussi saisir cette occasion pour renforcer ses partenariats avec les autres acteurs de la francophonie et promouvoir une IA spécifiquement adaptée à la langue française, forte de 320 millions de locuteurs aujourd’hui et estimée à 715 millions à l’horizon 2050.

Cette stratégie de coopération pourrait renforcer la présence du français et des autres langues de l’espace francophone dans les modèles de génération de texte ou de recommandation, en mettant en place des bases de données plus équilibrées et en soutenant les laboratoires de recherche locaux.

L’IA n’est plus uniquement un levier de compétitivité, elle est devenue un instrument de pouvoir et d’influence déterminant dans la reconfiguration des rapports de force internationaux. Un exemple récent illustre cette puissance grandissante : la décision des États-Unis de restreindre l’exportation de puces avancées d’IA vers la Chine, annoncée fin 2022 et renforcée en 2023, vise clairement à contenir le développement accéléré de systèmes d’IA chinois. L’émergence soudaine de DeepSeek, en ce début d’année 2025, nouvel acteur chinois dont le modèle surpasserait déjà les performances de concurrents occidentaux tout en réduisant les coûts, témoigne de la rapidité avec laquelle les dynamiques peuvent être remises en cause. Marc Andreessen, capital-risqueur influent de la Silicon Valley, évoque même un « moment Spoutnik », rappelant la compétition scientifique de la Guerre froide.

Parallèlement, la performance des modèles d’IA dépend étroitement de l’accès à des données fiables, diversifiées et multilingues. Les récents partenariats conclus par les grands fournisseurs d’IA illustrent cette dynamique : Associated Press et Google (Gemini) d’un côté, l’AFP et Mistral AI de l’autre, ou encore l’alliance entre Le Monde et OpenAI. Tous entendent tirer profit de contenus journalistiques et d’archives riches, garantes d’un avantage compétitif. De même, la francophonie peut jouer un rôle stratégique pour proposer des bases de données plurilingues valorisant la richesse culturelle et l’esprit critique caractéristique de son histoire intellectuelle.

Dans ce contexte, le Président de la République Emmanuel Macron a souligné, lors du Sommet de la Francophonie à Villers-Cotterêts, que la francophonie doit servir de socle à une « pensée de l’intelligence artificielle en francophone ». La création du Centre de référence des technologies des langues traduit un premier engagement visant à préserver une diversité linguistique à l’ère de l’IA. La France mise également sur Mistral AI, jeune licorne prometteuse, pour affirmer son rang technologique face aux GAFAM.

Cette dynamique soulève néanmoins la question plus large de la capacité de l’Europe à s’unir et à peser dans le jeu mondial de l’IA. Les analyses de Mario Draghi, appelant à une réaction européenne forte et rapide, rejoignent les ambitions exprimées par Ursula von der Leyen, qui souligne à la fois la nécessité d’investissements massifs et la définition de standards communs, à l’instar de la « boussole pour la compétitivité » et de l’AI Act. Or, face au volontarisme américain, incarné par la promesse d’investissement de Donald Trump de 500 milliards de dollars en quatre ans, l’Union européenne peine encore à passer à l’échelle. Si l’IA a vocation à devenir un des piliers de souveraineté du XXIᵉ siècle, l’Europe doit impérativement surmonter ses divisions internes, clarifier ses règles d’innovation, et mobiliser des fonds à la hauteur de ses ambitions.

La France et l’Union ne partent cependant pas de zéro : elles disposent d’ingénieurs mondialement reconnus, de centres de recherche d’excellence et d’universités capables de rivaliser avec les meilleures institutions américaines. Il ne manque, en définitive, qu’une cohérence d’ensemble et une coopération accrue entre les États membres pour que ce potentiel se concrétise. L’IA, loin d’être une simple avancée technique, est déjà un champ d’expression du pouvoir politique et culturel. L’heure est venue pour l’Europe de saisir cette opportunité et d’affirmer une voie singulière, soucieuse de pluralisme et d’universalité, afin que la révolution numérique à venir porte les valeurs et les intérêts d’un continent réuni autour d’un même projet.

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